En avril 2023, le Parlement Européen adoptait une loi pour lutter contre la déforestation dans le monde. Celle-ci prévoit d’interdire les importations de cacao, café, viande bovine, caoutchouc, huile de palme, soja, bois et de certains produits dérivés au sein de l’UE, si celles-ci génèrent une déforestation dans leur pays d’origine.
Les entreprises importatrices auront l’obligation, sous peine de sanctions, de prouver la traçabilité des matières premières commercialisées en Europe, via des données de géolocalisation des parcelles, et de garantir l’absence de déforestation après décembre 2020.
Si l’on peut se réjouir de l’ambition de telles mesures pour faire réduire la déforestation mondiale et apporter plus de transparence sur les chaînes d’approvisionnement internationales, il faut aussi se questionner sur la faisabilité de ces mesures et sur les conséquences de telles exigences sur les producteurs locaux.
Depuis plusieurs mois, des associations telles que Commerce Équitable France alertent notamment sur la nécessité de prendre en compte la spécificité des chaînes de valeur faisant intervenir une majorité de petits producteurs[1].
De leurs côtés, certains acteurs commencent à préparer leurs filières. C’est le cas pour Lobodis, importateur de café et torréfacteur breton, dont la responsable des achats, Maud Cachera a témoigné de son retour de terrain au Pérou et en Colombie via le réseau Linkedin. Son témoignage nous a semblé important à partager et nous le rapportons donc sur ingrebio.fr avec son aimable autorisation.
Rien de tel qu’une immersion terrain pour confronter les faits à la théorie
« Je partage avec vous mes apprentissages après deux semaines de déplacement au Pérou et en Colombie pour LOBODIS ». Le retour terrain de Maud Cachera relate les enjeux du nouveau règlement Européen sur la déforestation importée au niveau local. « J'avais deux objectifs : rencontrer mes fournisseurs et étudier le lancement de projets visant à mettre en application les exigences du nouveau règlement européen sur la déforestation importée ».
Parcelle de café en agroforesterie, ombrage de légumineuses. District de Pichanaki, Pérou - ©Steven Bassilieaux Photographie
À partir de 2025, pour importer du café sur le marché européen, il faudra démontrer :
- Une traçabilité jusqu’aux parcelles des agriculteurs (point GPS ou polygone géoréférencé)
- L’absence de déforestation depuis le 31/12/2020 sur les terrains en production
- Le droit d’exploitation des agriculteurs sur leurs terres (selon la règlementation du pays).
Selon Maud, les enjeux terrains pour atteindre la mise en conformité sont considérables.
Elle en a retenu trois principaux, qu’elle détaille ensuite :
- L'importance de la pédagogie et les besoins de maitrise technique
- L'impact du contexte économique et la rentabilité des exploitations familiales
- Le coût de mise en application du règlement
Pédagogie & Maitrise technique
« Ce nouveau règlement est particulièrement complexe. Il demande des connaissances poussées en analyse spatiale, en droit foncier, et analyse de données (entre autres) ».
Autrement dit, tous les acteurs de la filière s’arrachent les cheveux pour trouver des voies d’application pragmatiques et cohérentes, adaptées à chaque pays. Au Pérou, des groupes de travail à l’échelle gouvernementale ont lieu de façon hebdomadaire pour aboutir à des guides applicables par les exportateurs des matières premières concernées (cacao, café, bœuf, caoutchouc...).
« Avec notre coopérative partenaire Valle Ubiriki et l’ONG Envol Vert, nous menons un projet pilote de 6 mois pour aboutir à un guide méthodologique utilisable par n’importe quelle coopérative de café au Pérou.
Détermination des points GPS à relever à partir du plan cadastral de la ferme - ©Steven Bassilieaux Photographie
Pour cela, nous allons travailler de façon rapprochée avec un ingénieur agronome spécialisé sur l’analyse cadastrale dans les districts de Satipo et Pichanaqui (province de Chanchamayo). Cet ingénieur travaillera main dans la main avec les techniciens de la coopérative, afin qu’ils puissent maitriser les outils d'analyse spatiale et mettre en place la traçabilité requise par l’Union Européenne ».
Après plusieurs entretiens avec les agriculteurs intégrés dans ce projet pilote, force a été de constater que ce nouveau règlement est plus que nébuleux pour eux. Il vient s’ajouter à une multitude d’exigences issues de certifications qui se multiplient, et dont les standards évoluent (trop) rapidement, et sont souvent déconnectés des réalités terrains.
Alors que les exigences environnementales sont de plus en plus fortes, les marges des caféiculteurs sont de nouveau écrasées par un contexte prix catastrophique. Difficile alors de parler environnement, quand les dettes se creusent pour les producteurs.
Contexte économique et rentabilité des exploitations familiales
En deux semaines, Maud a rencontré une vingtaine d’agriculteurs, pour beaucoup passionnés, mais également lassés par la période de récolte qui ne sera encore une fois pas rentable. En effet, après un an et demi d’« euphorie » liée à la hausse du cours du café, la chute des prix depuis fin 2022 étrangle les agriculteurs dont les coûts de production n’ont pas diminué.
« Sur ce point, nous avons eu des échanges particulièrement intéressants. J’ai partagé avec eux la situation de notre PME qui est similaire : une hausse des coûts de production à peine couverte par nos prix de vente. Finalement en ce moment, aucun acteur de la chaine ne « gagne ».
Visite de la finca de la famille Rojas, avec César et Greymer techniciens de la coopérative Valle Ubiriki. District de Satipo, Pérou - ©Steven Bassilieaux Photographie
Pour le montage de nos deux projets en Colombie et au Pérou, il a donc semblé évident d’ajouter une composante d’appui à l’amélioration des revenus des agriculteurs. Pour cela, financer des infrastructures post-récoltes tels que des ateliers de fermentation ou des séchoirs qualitatifs, permet aux agriculteurs d’améliorer directement leur produit et de toucher un meilleur prix à la vente. »
Coûts (humain & financier) pour la mise en application de ce règlement
La mise en conformité des filières café aux nouvelles exigences de l’UE va nécessiter beaucoup de temps, et un appui financier publique et privé, selon Maud.
« Nos premières estimations évaluent à 6 mois le temps de travail nécessaire pour mettre en œuvre un projet auprès de 20 agriculteurs dans une des zones d’approvisionnement de notre coopérative partenaire au Pérou. Le travail par ferme est de 2 à 3 jours, analyse de données comprise. Et ce n'est que la première étape, car ces analyses seront à ré-actualiser de façon périodique.
Bref : beaucoup de temps, de l’expertise technique, et encore beaucoup d’idées et de solution à tester afin de faire de cette règlementation un levier d’impact réel pour les organisations de producteurs et la protection des forêts en zone tropicale ».
Placer l’humain au cœur des échanges...
C’est le principal apprentissage de Maud Cachera lors de ces échanges avec les producteurs de Lobodis. En effet, les enjeux cités plus haut ne sont que « la partie immergée de l’iceberg de cette nouvelle réglementation » selon elle.
« Trouver des partenaires de confiance avec lesquels l’alignement est quasiment parfait est une chance énorme. Cela peut paraitre anodin, mais sans cette base de confiance, il ne peut y avoir qu’une déperdition d’énergie considérable, et très peu d'impact positif », conclut-elle.
Maud Cachera a eu la chance d’être accompagnée lors de ce voyage au Pérou par le photographe Steven Bassilieaux, qui permet d’illustrer magnifiquement cet article.
[1] [Communiqué] Règlement européen sur la déforestation : pour protéger les forêts, protégeons les petit·es producteur·rice·s ! , Commerce Équitable France, 09/12/2022