Le 14 décembre dernier devant la Convention Citoyenne pour le Climat, Emmanuel Macron s’engageait à encourager la mise en place d’un nouveau « score carbone », qu’il citait comme un « Yuka du carbone ». La loi relative à la lutte contre le gaspillage[1] prévoit aussi l’entrée en vigueur fin 2021 d’une étiquette environnementale, dite « Ecoscore », pour les produits agricoles et alimentaires. La méthodologie envisagée pour servir de support à ce premier score environnemental officiel[2] serait principalement l’ACV (Analyse du Cycle de Vie). L’« Ecoscore » s’appuierait sur les résultats de la nouvelle version de la base Agribalyse, outil en open data, développé par l’Ademe et l’INRAE et rendu public le 30 septembre dernier.
L’ensemble des acteurs de l’agriculture et de l’agro-alimentaire approuvent pleinement cet objectif d’affichage environnemental, pour les consommateurs et pour soutenir les professionnels dans leur démarche d’éco-conception. Mais il y a un hic ! Les résultats d’Agribalyse favorisent aujourd’hui les systèmes agricoles intensifs !
Après l’ITAB qui, après avoir testé le logiciel sur différentes productions, a donné l’alerte[3], c’est un collectif de 17 organismes[4], dont la FNAB et le Synabio, qui dénonce les biais de la méthodologie Agribalyse. Toute la filière élevage et viande, par la voix d’Interbev[5], se joint à cette alerte et propose même de contribuer avec ses données à l’amélioration de l’outil. Tous demandent aux autorités la suspension de la publication de la base de données Agribalyse tant que la méthode demeure incomplète. Le calendrier de mise en place de l’affichage environnemental devrait aussi être revu en conséquence.
Les biais de la méthode ACV
Pour les différents organismes, si les conclusions d’Agribalyse 3.0 sont erronés, c’est essentiellement parce que les données prises en compte sont incomplètes. En effet, avec celle-ci, l’Ecoscore ne prendrait par exemple pas en compte les conséquences sur la biodiversité ou l’impact des pesticides.
L’Analyse du cycle de vie, sur laquelle se base en premier lieu Agribalyse a déjà été critiquée pour son inadéquation à la comparaison de systèmes agricoles. « Ces incohérences sont connues de longue date », souligne Interbev qui cite des biais identifiés dès 2012 . Dans sa publication en mars 2020, le chercheur de l’Inrae Hayo Van der Werf démontrait que l’ACV n’était pas suffisante pour évaluer les systèmes agroécologiques, et qu’une amélioration de l’outil était nécessaire pour éclairer les politiques publiques[6].
Appliquée à l’agriculture, cette méthode calcule les impacts environnementaux en fonction des rendements, à savoir au kg ou au litre de produit fini. Ainsi le score d’Agribalyse mesure essentiellement le degré? d’intensification des pratiques (rendement des productions végétales, concentration et durée de vie des animaux). Elle favorise les cycles de production les plus courts donc les plus industriels. Cela explique qu’elle donne un avantage significatif aux modes de production les plus intensifs. Concrètement, cela revient à attribuer la meilleure note à ceux qui produisent le plus sur la plus petite surface, quelle que soit la façon dont on produit.
A l’inverse, les bénéfices de l’agriculture biologique ou de l’élevage en plein air sur la biodiversité et le bien-être animal ne sont pas intégrés dans les indicateurs. L’ACV ne tient aucun compte de l’usage de pesticides ou des antibiotiques ni de leurs impacts sur la santé, la qualité des sols, de l’air ou de l’eau. Toutes les externalités positives apportées par les systèmes de production alternatifs ne sont pas prises en compte, de même que les effets de seuils et de saturation des écosystèmes aux échelles locales. Pour les élevages, Interbev ajoute aussi qu’elle ne comptabilise pas l’ensemble des services rendus par les élevages d’herbivores français, tel que le stockage de carbone dans le sol.
« Les méthodes de calcul d’Agribalyse ne sont pas mûrs aujourd’hui, et ne permettent pas de faire de l’éco-conception ou d’améliorer les pratiques « au champ », à l’échelle des changements de systèmes de production », conclue l’ITAB.
Les risques de communication trompeuse vers les consommateurs et les pouvoirs publics
« On va laisser croire au consommateur que la ferme des 1000 vaches ou l’élevage de poules en cage c’est ce qui se fait de mieux pour l’environnement ! » explique Agathe Gignoux de CIWF. « En bref, une viande issue de parcs d’engraissement américains affiche un meilleur score environnemental qu’une viande issue de bovins pâturant en France sur de grandes surfaces de prairie qui stockent du carbone et protègent la biodiversité? ! », ajoute Interbev.
Si les réactions sont fortes, c’est que les inquiétudes sont grandes de la part des différents organismes, qui craignent l’utilisation à contre-sens de ces données – on le rappelle – en open data. « Le risque n’est pas négligeable de provoquer des incohérences avec les politiques publiques en faveur de la transition écologique de l’agriculture, mais aussi avec les préoccupations des citoyens et les attentes sociétales (bien-être animal, paysages…) », souligne l’ITAB dans son communiqué.
Un appel à la plus grande prudence sur l’usage de ces données pour communiquer sur ses performances environnementales est lancé.
« Tout cela est très préjudiciable à l’information des consommateurs » dit Alain Bazot, Président de l’UFC-Que Choisir.
« Les professionnels de l’agriculture biologique ont bâti au fil du temps une relation de confiance avec les consommateurs sur la base d’un haut niveau d’exigence environnementale. Le projet d’Ecoscore ne doit pas créer la confusion et fragiliser cet acquis. Nous avons besoin de plus de cohérence du côté des politiques publiques sur le contenu et le sens qu’on veut donner à la transition agricole et alimentaire. En l’état, le projet d’Ecoscore brouille les messages de manière très préoccupante. » explique Didier Perréol, Président du Synabio.
Les organismes se portent volontaires pour aider à améliorer l’outil Agribalyse
A l’instar d’Interbev et du programme OEKOBEEF porté en partenariat avec l’Institut de l’Elevage et cofinancé par l’ADEME, plusieurs acteurs proposent de s’investir auprès de l’ADEME pour enrichir de leurs données la base. « En l’état, cette méthodologie met en avant des systèmes agricoles qui sont à l’opposé de ceux qui sont réellement favorables à l’environnement et que nous souhaitons promouvoir ! Nous sommes prêts à transmettre nos propositions pour transformer Agribalyse en véritable outil de progrès pour l’environnement, la santé des consommateurs et le monde agricole. Nous espérons pouvoir travailler avec les promoteurs du projet pour avancer. » déclare Cécile Claveirole, Secrétaire nationale de France Nature Environnement.
Dans cet objectif également, l’ITAB monte un projet spécifique afin de proposer une méthodologie alternative permettant « d’éviter une dangereuse confusion sur le label bio ».
Et concernant l’éco-score qui doit être calibré dans les mois qui viennent, sur la base « principale » des ACV d’Agribalyse à laquelle seront adjoints des « indicateurs complémentaires », les travaux en cours, auquel l’ITAB participe, montrent la difficulté d’un exercice qui malgré la rigueur des experts impliqués aboutira à des choix partiellement arbitraires qui ne manqueront pas d’être questionnés. Comme l’indique en conclusion le document de travail ADEME[7] sur ce sujet des indicateurs complémentaires : « les pondérations à donner à chacun des critères pour la construction d’un score agrégé ne peuvent à ce stade être basées sur des données scientifiques et relèvent clairement de choix politiques. »
« De nombreux travaux de recherche sont encore en cours sur la quantification de la biodiversité et du stockage de carbone. Il est absolument nécessaire d’en attendre les résultats avant de diffuser des données environnementales incomplètes qui conduiraient à une information biaisée des consommateurs. », conclut Interbev dans son communiqué.
Quelques exemples d’évaluations environnementales comparatives issues d’Agribalyse 3.0
Issues de la partie agricole de la base de données Agribalyse 3.0, voici ce qu’on peut être amené à conclure en première lecture sur différentes comparaisons de productions animales et végétales.
L’empreinte environnementale est mesurée par un score, valeur sans unité, qui agrège un ensemble d’indicateurs (empreinte carbone, ozone, acidification du milieu, eutrophisation…). Pour la lecture des résultats, il faut comprendre que : plus le score est faible, plus l’impact environnemental est faible, donc meilleur est le produit. Globalement on observe que les produits sous signes de qualité et/ou issus de modes de production extensifs sont moins bien notés que les produis issus de l’agriculture conventionnelle et des élevages intensifs.
Productions végétales : Les pommes et le blé
Certains impacts négatifs essentiels ne sont pas correctement pris en compte, en particulier ceux liés à l’utilisation des pesticides, ni ne prennent en compte les impacts liés à l’usage des antibiotiques et antiparasitaires, et des impacts sur la qualité des sols. Dans le cas de la pomme et du blé, les résultats s’expliquent par le rendement maximum, qui n’est accessible que par les méthodes conventionnelles intensives (pesticides, azote minéral…) et sur des territoires offrant les potentiels de rendement correspondants.
Productions avicoles : le poulet et les œufs
Concernant les œufs, non seulement les œufs conventionnels obtiennent un meilleur score environnemental que les œufs Bio, mais le meilleur impact environnemental ACV est atteint avec les œufs produits par des poules élevées en cages.Dans le cas du poulet, la différence s’explique notamment par une durée de vie plus longue des animaux (en bio et en label rouge), et donc une quantité d’intrants (notamment alimentation des animaux) plus importante pour la production d’un kg de viande. Le meilleur impact environnemental est atteint par le poulet Bleu-Blanc-Cœur et les systèmes conventionnels (durée de vie courte, claustration, etc).
Les élevages à croissance lente pénalisés
L’ACV ramène les impacts au kg ou au litre de produit fini, ce qui donne systématiquement l’avantage aux modes de production les plus intensifs. Tous les systèmes d’élevage à croissance lente sont donc disqualifiés par cette méthodologie.
Dans le cas du lait, pour avoir un bon score, les vaches laitières ne doivent pas être au pâturage mais en bâtiment et nourries avec plus de 30% d’ensilage de maïs. Pour d’autres productions animales comme le porc, l’image globale est identique aux constats précédents : les porcs Bio ont l’impact environnemental le plus mauvais. Et les 2 cas Label Rouge sont un peu moins bons que les porcs conventionnels. Le porc Bleu Blanc Cœur a un impact environnemental ACV presque aussi bon que le porc industriel.
Précisions concernant les scores et les moyennes
Il existe plusieurs méthodes permettant de calculer l’empreinte environnementale d’un produit à partir des données d’Agribalyse 3.0.
La méthode EF2t agrège les 16 indicateurs d’impact ACV, dont la toxicité. Elle a été remplacée par EF3, une version plus récente également basée sur les 16 indicateurs, mais qui n’est pas encore communiquée pour tous les produits.
Pour réaliser les graphes ci-dessus, nous avons utilisé les empreintes communiquées par l’Ademe par type de production (EF3), ou calculé ces empreintes à partir des données disponibles dans la base agricole d’Agribalyse 3.0 (EF2t). Nous avons calculé des moyennes issues des scores EF2t ou EF3. |
[1] Article 15 LOI n° 2020-105 du 10 février 2020
[2] En application de la loi économie circulaire de février 2020, une expérimentation a été lancée pour préfigurer l’Ecoscore. Pilotée par l’Ademe et l’Inrae, elle doit notamment permettre de définir les indicateurs à retenir et les formats d’étiquetage.
[3] Communiqué de presse et note d’information et d’analyse sur les données ACV d’Agribalyse 3.0 complète (52 pages), ITAB, 14/12/20
[4] Communiqué de presse du Collectif d’associations environnementales et bio, 17/12/20
[5] Communiqué de presse Interbev, 17/12/20
[6] Van der Werf, H.M.G., Trydeman Knudsen, M., Cederberg, C. Towards better representation of organic agriculture in life cycle assessment. Nature Sustainability (2020) doi: 10.1038/s41893-020-0489-6
[7] « L’affichage environnemental des produits alimentaires : quelles modalités, quelles données, quels usages? », mars 2020